Les juifs, le sionisme, la République
Par Laurent Joffrin — 11 février 2020 à 17:36
Illustration Libération
Charles Enderlin, correspondant de France 2 à Jérusalem durant plus de trente ans, retrace l’histoire des juifs de France, du franco-judaïsme dominant sous la IIIe République au virage franco-sioniste d’aujourd’hui.
Les juifs, le sionisme, la République
Charles Enderlin est un juif de gauche – il en reste. Après le mouvement de 1968, séduit par les idéaux du sionisme socialiste, il émigre en Israël pour travailler dans un kibboutz. Il prend la nationalité israélienne, puis devient journaliste, pour tenir pendant plus de trente ans la correspondance de France 2 en Israël. A la différence de tant d’anciens de 68, il a gardé les idées de sa jeunesse. Auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de la région, il est revenu en France sur le tard, pour constater que les Français juifs, de toute évidence, sont nombreux à avoir suivi un itinéraire politique différent du sien, en tout cas ceux qui se sentent représentés par les institutions officielles de «la communauté», le Crif ou le Consistoire. Pour retracer cette évolution et la comprendre, il livre une histoire érudite et engagée des juifs de France (selon son expression), «entre République et sionisme».
Cette évolution, Enderlin la résume en deux formules : les Français juifs sont passés, au fil des événements tragiques qui ont rythmé leur histoire, du «franco-judaïsme» au «franco-sionisme». Enderlin rappelle d’abord le lien intime qui a réuni tant de juifs français à la République, en qui ils voyaient à la fois un idéal et une protection. Son admiration peu dissimulée va d’abord à ces personnalités françaises éminentes que furent Crémieux, Naquet, Netter, et bien d’autres, qui ont contribué au premier rang, avec Gambetta, Clemenceau, Ferry, à l’établissement du régime républicain. En 1870, Crémieux est de ceux qui proclament la République à la chute de Napoléon III et il est le promoteur d’un décret historique, celui qui confère la nationalité française aux juifs d’Algérie. Puis arrive l’épreuve dramatique de l’affaire Dreyfus, qui défie l’attachement immémorial des juifs français au vieux pays. Theodor Herzl, dit-on, en tira l’idée que les juifs, attaqués même dans ce pays qui les avait émancipés à la Révolution et où ils semblaient exempts, sous la République, des antiques discriminations, ne seraient jamais en sécurité s’ils ne disposaient d’un Etat qui leur soit propre. Même si Herzl, journaliste autrichien, était surtout épouvanté par la résurgence des pogroms dans l’Est de l’Europe, c’est ainsi que naît le mouvement sioniste.
Après une féroce bataille où les Drumont, Guérin et consorts se déchaînent contre les juifs, la République l’emporte in fine, sous l’impulsion des Picquart, Zola, Clemenceau, Jaurès ou Bernard Lazare. Ainsi, malgré les attaques, la communauté juive reste profondément attachée à son pays, patriote à l’égale des autres Français, comme en témoigne son comportement pendant la Grande Guerre, où Enderlin rappelle que les pertes humaines subies par les Français juifs sont égales en proportion à celles qu’endura le reste de la population française.
Cela ne prévient en rien la terrible montée de l’antisémitisme dans les années 30, qui culmine avec les crimes de Vichy, les mesures de relégation et de confiscation, l’imposition de l’étoile jaune, puis l’enfermement, la déportation et l’assassinat dans les camps nazis de plus de 75 000 juifs étrangers et français. Pourtant, après la guerre, l’identification juive à la République reste intacte, doublée d’un lien particulier avec la gauche, et les départs vers Israël restent en nombre très limité.
Vient le temps des ruptures. L’arrivée massive des juifs d’Algérie, chassés avec les autres «pieds-noirs» par l’indépendance modifie la démographie de la communauté. La guerre des Six Jours engendre un second choc. Les Français juifs ont tremblé pour Israël, puis communié à la victoire éclair du jeune Etat sur les armées arabes coalisées. Raymond Aron lui-même, froid commentateur, sent renaître son identité particulière dans la République et réagit avec virulence à l’admonestation du général de Gaulle qui parle du peuple juif «sûr de lui et dominateur». La guerre du Kippour, plus incertaine et meurtrière, redouble la solidarité avec Israël, tandis que la «politique arabe» de la France heurte une partie de la communauté. Les attentats palestiniens visant des civils juifs dans le monde attisent l’inquiétude.
Après l’échec des tentatives de compromis avec Arafat et l’OLP, l’assassinat de Rabin, les attentats-suicides en Israël, les espoirs de la gauche sont ébranlés, pendant que les instances communautaires se rallient de plus en plus à la politique de la droite israélienne. Le tournant une fois pris, cette identification non seulement à Israël, mais aussi à la politique de gouvernements de plus en plus à droite, s’accentue au fil des années, si bien qu’au grand dam d’Enderlin, ni le Crif ni le Consistoire n’émettent plus de réserves devant la politique annexionniste du Likoud et de ses alliés religieux. «Jews turn right», disent les Anglo-Saxons. Nous y sommes, même si les organisations communautaires ne reflètent pas forcément les sentiments de l’ensemble de la communauté. Entre judaïsme identitaire et principes universalistes ou républicains, Enderlin a fait son choix, fidèle au rêve sioniste d’origine, en France comme en Israël, ce qui lui vaut les foudres de la droite israélienne.
En revanche, il manque sans doute une explication à cette fresque minutieuse. Pourquoi la gauche juive a-t-elle échoué ? Pourquoi, en Israël et en France, est-ce la droite qui domine désormais ? Evolution endogène, montée des nationalismes partout dans le monde, repli religieux ? Certes. Mais comment ne pas voir aussi, au cours des dernières décennies, l’action meurtrière des mouvements islamistes dans le monde, le Hamas compris, proclamant leur haine des juifs, leur volonté de détruire l’Etat d’Israël, leur détermination à attaquer par le terrorisme à la fois Israël et les juifs d’Europe. Partisane d’un accord avec les Etats arabes et les Palestiniens, la gauche fut régulièrement entravée, contredite, désavouée aux yeux d’une partie de l’opinion, par l’extrême violence des factions islamistes acharnées à ruiner toute possibilité d’accord, renforçant par là même les partis les plus hostiles à toute paix de compromis, à tout Etat palestinien. Les extrêmes se renforcent mutuellement. C’est un autre ressort de l’histoire.
Laurent Joffrin
Charles Enderlin
Les Juifs de France. Entre République et sionisme Seuil, 448 pp., 22,50 €.