les trois principes de l’idéologie Netanyahu

Première partie : L’Arabe est l’ennemi héréditaire

À Jérusalem, durant le mois de novembre 2020, les opposants à Benjamin Netanyahu se rassemblaient le samedi en début de soirée devant le N°4 de la rue Haportzim. Avant de se diriger ensuite place de Paris où se déroulait la principale manifestation. Les organisateurs du mouvement avaient découvert que Benjamin Netanyahu se rendait de temps à autre dans cette maison où il a passé une partie de son enfance. Ses parents l’avaient acquise en 1952, et, son père, Benzion, décédé en 2012, à l’âge de 102 ans, y a passé les dernières années de sa vie. Quelques proches du premier ministre ont révélé qu’à plusieurs reprises ces dernières années il venait seul, y passer de longues heures. Pour s’imprégner de l’idéologie familiale dont il n’était pas l’héritier désigné ?

Ce rôle devait aller à Yonathan, le frère ainé. Lieutenant-colonel, il a été tué par un soldat ougandais le 5 juillet 1976 en participant au raid de libération des otages de l’avion d’Air France détourné sur l’aéroport d’Entebbe par des pirates de l’air palestiniens et allemands. Benzion était persuadé que Yonathan, combattant décoré, allait devenir chef d’état-major, puis, un jour, finirait par diriger le pays. Et, durant la Shiva, le deuil juif, Benzion a lancé : « Les Arabes ne savent pas quelle perte ils ont infligé aux Juifs ! Il était le meilleur général qui pouvait guider le peuple juif, et à présent, il n’est plus ! ».

Benjamin, le second de la fratrie, a renoncé à sa carrière d’homme d’affaires américain. Il est rentré en Israël pour reprendre le flambeau de l’idéologie familiale, fondée sur les trois composantes :  l’Arabe est l’ennemi héréditaire du peuple juif. Le socialisme n’a pas sa place dans le sionisme. Le peuple juif doit être dirigé par un homme fort.

Ce 14 mars 2021, Benjamin Netanyahu a définitivement tombé le masque. Il participait à la « Jérusalem Conférence » organisée par l’hebdomadaire religieux B’Sheva. En réponse à une question, le Premier ministre et chef du Likoud a déclaré : « Si vous avez une difficulté à voter Likoud, je n’ai pas de problème si vous mettez dans l’urne un bulletin du parti « Sionisme religieux ». De fait, c’est lui qui a poussé à la formation de cette liste électorale religieuse, messianique ultra-droitière, raciste, xénophobe et homophobe qui est constituée de trois partis. :

L’Union nationale de Bezalel Smotrich.  Ce député est connu pour ses déclarations racistes envers les Arabes israéliens. Pour lui, le meurtre d’une famille palestinienne par des colons juifs n’était pas du terrorisme. Homophobe, il a organisé une manifestation contre la « Gay pride » à Jérusalem qu’il a qualifié de « défilé de bestiaux ». Selon le journaliste Barak Ravid, c’est le plus modéré de la liste.

Noam. Ce parti a été créé par de l’école talmudique Har Hamor, fondé par le rabbin Zvi Tau. Il avait claqué la porte de l’alma mater du sionisme religieux, la Yeshiva Merkaz Ha Rav car des matières profanes commençaient à y être enseignées. Prêchant un virage du sionisme religieux vers l’intégrisme ultra-orthodoxe, Har Hamor prône un traitement médical et psychiatrique pour le LGBT. On doit à Zvi Tau cette prise de position sur le statut des femmes : « La tendance mondiale d’accorder aux femmes une éducation égale à celle [des hommes] et leur lutte pour l’égalité ne peut apporter que des bénéfices à court terme. Cela portera fondamentalement atteinte à la qualité de la vie dans les nations et les sociétés commerciales car le véritable caractère de la femme ne pourra plus s’exprimer et cela manquera au monde. […] Les enfants nés dans des couples où la femme se consacre à sa carrière seront faibles et mous. [1]»

La Puissance juive (Otzma yehoudit », Menée par Itamar Ben Gvir, l’héritier spirituel du rabbin raciste Meir Kahana. Condamné en 2007 pour « incitation au racisme et soutien à une organisation terroriste ». En l’occurrence, le parti Kach, interdit en février 1994, après le massacre de 29 musulmans en prière dans le Caveau des Patriarches à Hébron, par le kahaniste Baroukh Goldstein. Ben Gvir, admire ce terroriste juif dont il garde fièrement le portrait.

Au nom du Likoud, Netanyahu a conclu un accord de partage des voix électorales avec le « Sionisme religieux ». En scellant cette alliance avec l’extrême droite la plus raciste et anti démocratique de la scène politique israélienne, il va à l’encontre des valeurs de la droite personnifiée par Menahem Begin, défenseur des lois qui, en 1966, a œuvré pour lever le régime militaire imposé aux citoyens arabes d’Israël[2].

Correspondant parlementaire, j’étais à la Knesset, le 16 octobre 1985, et la scène était extraordinaire. Meir Kahana, président du mouvement Kach, présentait une motion de censure contre le gouvernement d’union nationale dirigé par Shimon Pérès. Au moment où il est monté à la tribune, montrant leur refus de tout ce qu’il représente, tous les députés du Likoud d’Yitzhak Shamir aux travaillistes, sont sortis de la salle plénière. Tous, à l’exception de deux membres de Shass, le parti orthodoxe séfarade. Avec Kahana, élu l’année précédente avec 26000 voix – 1% des votants- le fascisme juif, est entré au parlement israélien. Né aux États-Unis, il prêchait une théologie messianique, selon laquelle l’histoire juive, depuis la destruction du Second Temple, est faite d’une série d’holocaustes. Prônant la suprématie juive, il militait pour l’expulsion des Arabes de la Terre d’Israël et la reconstruction du Temple.

En 2021, Benjamin Netanyahu a rompu avec la tradition démocratique du Likoud de Menahem Begin et Yitzhak Shamir

Kahana et Ben Gvir, sont idéologiquement proches de Benzion Netanyahu, le père du Premier ministre, historien, pour qui l’antisémitisme est indissociable de l’histoire du peuple juif. Selon lui, l’antijudaïsme a vu le jour en Égypte, dans la haute antiquité. Depuis, à chaque génération, un peuple, un roi, un dictateur un pays … cherche à détruire la nation juive[3].

 Parmi ces ennemis, les Arabes ont la place prépondérante. Le 2 avril 2009, quarante-huit heures après le retour de Benjamin Netanyahu à la tête du gouvernement israélien. Le patriarche lui a donné sa feuille de route : Il ne doit pas y avoir d’état palestinien « La tendance au conflit est l’essence même de l’Arabe. Il est l’ennemi par essence. Son être profond ne lui permettra jamais d’accepter un compromis ou un accord. […] Il vit dans la guerre perpétuelle. […] La solution à deux États n’a aucune pertinence. Il n’y a pas ici deux peuples. Il y a le peuple juif d’un côté, une population arabe, de l’autre. Il n’y a pas de peuple palestinien. Ils ne se considèrent comme un peuple que pour combattre les Juifs. […] Les Juifs et les Arabes sont comme deux boucs qui s’affrontent sur un pont étroit. L’un l’entre eux finira dans la rivière, en danger mortel. Le plus fort obligera l’autre à sauter. Et je crois que la force juive vaincra. [4]».

C’est en 1928 que Benzion, étudiant, a adhéré à « l’Alliance des sionistes révisionnistes » fondée par Wladimir-Jabotinsky, sur le modèle des mouvements nationalistes européens. Il s’agissait de reconstruire une existence nationale juive qui ne soit pas contaminée par des idées universalistes. Les Juifs étaient considérés comme une nation de commerçants et d’homme d’affaire. Les théories économiques socialistes, qualifiés d’antisionistes au même titre que le communisme étaient rejetées.

Jabotinsky venait de publier son livre-programme : « Le mur d’acier ». Les Arabes y étaient ainsi décris : « Culturellement, ils ont 500 ans de retard sur nous, spirituellement ils n’ont pas notre endurance et notre force de volonté, mais cela résume toutes les différences internes. […] C’est pourquoi cette colonisation ne peut se poursuivre et se développer que sous la protection d’une force indépendante de la population locale – un mur d’acier que la population indigène ne puisse percer.[5] »

À l’université hébraïque de Jérusalem, Benzion, était l’élève de Yossef Klausner, professeur de littérature hébraïque dont l’enseignement était apprécié par les révisionnistes pour sa vision nationaliste, anti-arabe. En 1929, il écrivait : « « La vérité est que la nation arabe dans son ensemble n’est pas sauvage, mais plutôt quasi sauvage- et les dirigeants arabes n’ont pas d’éducation mais une quasi-éducation et c’est une grande tragédie.[6]» Cinq ans plus tard, Benzion Netanyahu, dans Hayarden, le quotidien révisionniste, fera la comparaison entre les Arabes de Palestine et les Indiens d’Amérique : « Si les conquérants de l’Amérique avaient laissé la terre aux indiens, il n’y aurait eu que quelques métropoles européennes aux États-Unis, et le pays aurait été habité par des millions de peaux rouges… [7]» 

Dans son livre, « A place among the nations » publié en 1993, Benjamin Netanyahu a repris cette conception de l’histoire en allant encore plus loin : « Pendant des siècles, les Juifs ont subi des humiliations, des persécutions et, périodiquement, des massacres initiés par les Arabes, comme d’autres minorités. Mais […] le peuple juif est le seul à avoir réussi à défier l’asservissement et conquérir son indépendance. Plus, les Juifs sont parvenus à instituer une souveraineté “étrangère” au cœur du royaume, coupant le monde arabe en deux, séparant ses parties orientale et occidentale. Plus, le peuple qui a réussi à commettre cet acte ultime de défiance n’est ni musulman, ni arabe. Ainsi, l’hostilité arabe dirigée actuellement contre Israël plonge ses racines dans des antagonismes fondamentaux qui auraient existé même si Israël n’avait jamais vu le jour [8]. »

Le 20 octobre 2015, il ira encore plus loin en révélant aux délégués du 37ème Congrès sioniste, réuni à Jérusalem que l’idée d’exterminer les Juifs a été suggérée à Hitler par le grand Mufti de Jérusalem, Hadj Amil el Husseini, lors de leur rencontre à Berlin le 28 novembre 1941: «Si vous les expulsez, ils viendront tous ici [en Palestine]. ‘Alors que devrais-je faire d’eux?’ demanda Hitler. Il répondit : « Brûlez-les » » Selon Netanyahu le Führer voulait seulement expulser les Juifs. Curieusement, ce n’est pas la version que raconte Netanyahu dans son livre « A place among the Nations ». Là, il explique qu’au cours de leur entretien à Berlin, Hitler se serait contenté de d’expliquer au Mufti qu’ils avaient un but commun : la destruction du Judaïsme palestinien. Trou de mémoire? Angela Merkel a remis les pendules à l’heure en rappelant que la responsabilité de la Shoah revenait entièrement aux nazis.

En fait, Jabotinsky n’avait pas la vision anti-arabe de la famille Netanyahu. En 1940, il envisageait un État d’Israël, « dominion de l’Empire britannique, avec une majorité juive, un président juif, et un vice-président arabe et où tous les citoyens seraient à égalité, quelles que soient leurs origines ou leur religion. Les communautés juive et arabe, ainsi que leurs langues respectives, devaient selon lui disposer d’un statut identique reconnu par la loi » [9]. Déjà, en 1929, il avait publié un poème évoquant un état juif sur les deux rives du Jourdain avec ce couplet qu’au XXIème siècle « Par la richesse de notre terre, prospérerons, l’Arabe, le Chrétien et le Juif ». 


[1] Moti Inbari, Fondamentalism Yehoudi Ve Har Ha Bayt, Jérusalem, Magnes, 2008, p. 72-78.)

[2] https://en.idi.org.il/publications/6151

[3] Benzion Netanyahu, The Origins of the Inquisition in Fifteenth Century Spain, New York, Random House, 1995, p. 4-15.

[4] Maariv, 2 avril 2009.

[5] The Iron Wall. Zed Books, Londres, 1984, pp. 74 et 75

[6] Cité par Adi Armon. Haaretz 5.7.2018

[7] Hayarden décembre 1934. Cité par Armon.

[8] Benjamin Netanyahu, A place Among The Nations. Israel and the World, New York, Bantam Books, 1993, p. 135

[9] Zeev Jabotinsky, Les Juifs et la Guerre (1939-1940) (en hébreu), Institut Jabotinsky, Tel-Aviv, 2016.

Plus de guerre arabe pour la Palestine?

Grosse déception ce matin en recevant la Matinale du Monde. Alain Frachon, pourtant grand spécialiste du Moyen Orient, publie un éditorial intitulé « Pour une majorité d’États arabes, la guerre avec Israël, motivée par l’affaire palestinienne est terminée ». Le quotidien du soir a-t-il égaré ses archives ?

La dernière fois que les États arabes ont mené une guerre contre Israël, en partie motivée par la cause palestinienne, ce fut en 1948…  Le principal objectif des pays arabes était d’empêcher la création d’un État non arabe au Proche Orient. 1973 ? Il s’agissait, pour Anouar el Sadate et Hafez el Assad de récupérer leurs territoires qu’Israël avait conquis en 1967. Le Sinaï pour l’un, le Golan pour l’autre. Rien à voir avec la Palestine. La seule « guerre motivée par l’affaire palestinienne » a été menée en 1982 par Israël afin d’expulser l’OLP du Liban. Le président égyptien, Hosni Moubarak, avait protesté et rappelé quelque temps son ambassadeur de Tel Aviv.

À l’instar du discours de la droite israélienne, l’éditorialiste du Monde décrit comme un grand tournant régional, les accords de normalisation diplomatique avec les Émirats arabes unis et Bahreïn sans rappeler que jamais ces états n’ont été en guerre avec Israël. Il évoque le Qatar qui, à la demande d’Israël, finance le Hamas à Gaza. En réalité, depuis 1991, dans le cadre des négociations multilatérales, sponsorisées par les États-Unis et la Russie, des diplomates israéliens, saoudiens, omanais, bahreïnis, des EAU etc. se rencontraient déjà à visage découvert. Officieuses, les relations entre ces états et les gouvernements israéliens se sont poursuivies et développées. Les dirigeants bahreïnis ont besoin des logiciels israéliens pour surveiller leur population chiite. Face à la menace iranienne, les pays du Golfe se sont tournés vers la high-tech et les renseignements israéliens. Désireux de satisfaire ses alliés évangélistes et son ami Benjamin Netanyahu, Donald Trump a poussé à l’établissement de relations diplomatiques entre Jérusalem, Abou Dhabi et Bahreïn, en échange de « cadeaux » sous la forme de la vente de toute une quincaillerie militaire, notamment d’avions de combat F35. Pas un mot dans le Monde sur le pseudo plan de paix rédigé par Jared Kushner, qui entérine l’occupation israélienne en Cisjordanie.

Et la Palestine ? Depuis belle lurette, les états arabes ne réagissent pas autrement qu’en publiant de vagues communiqués de condamnation de la politique de colonisation du gouvernement Netanyahu. Personne, même pas les défenseurs des droits humains en Europe, n’ont réagi à la tragédie du camp de refugiés palestiniens Yarmouk près de Damas, affamé, épuré ethniquement par le régime syrien.  Et il faut bien constater que l’Autorité autonome, installée à Ramallah, n’a plus qu’un seul rôle : administrer la population des grandes villes cisjordaniennes, y assurer la sécurité en luttant contre le terrorisme, le tout en coordination avec Tsahal et le Shin Beth. Cela grâce à l’aide internationale, surtout de l’Union Européenne, qui, en assurant le versement des salaires de la police palestinienne, contribue ainsi à la sécurité d’Israël.

La conséquence de cette politique n’est autre que la pérennisation d‘Israël en État binational avec une forme d’apartheid. Pour ma part, je suis persuadé qu’au Proche Orient, l’intérêt de l’Europe – et de la France – réside dans l’existence d’un État d’Israël démocratique vivant en paix avec ses voisins, c’est-à-dire aux côtés d’une Palestine indépendante. Cela en raison de l’histoire – les siècles d’antisémitisme et la Shoah – , mais aussi de la présence d’importantes communautés musulmanes et  juives vivant dans les pays du vieux continent, tournées vers Israël et l’affaire palestinienne.

« https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/03/11/pour-une-majorite-d-etats-arabes-la-guerre-avec-israel-motivee-par-l-affaire-palestinienne-c-est-termine_6072656_3232.html »

Voyage en Pétainie?

Mon ami Jean Goldzink m’a demandé de publier son texte sur mon blog que je ressuscite à cette occasion. Je le fais volontiers tout en exprimant mon désaccord totale avec sa phrase : «  je partage certaines de ses idées, quand d’autres me révoltent ou me déconcertent ou m’interrogent« . En effet, des dictateurs, peuvent avoir des idées que l’on peut partager… Mussolini a été un bâtisseur, Hitler a fait construire des autoroutes… etc. En défendant Pétain, Zemmour se discrédite, quelles que soient les idées qu’il propage par ailleurs. Mais voici l’excellent texte de Jean Goldzink

MES ESCAPADES EN ZEMMOURIE

L’idée de ce mince projet m’est venue le jeudi matin 17 décembre 2020, soit deux jours après le passage du confinement au couvre-feu, et l’excitation autour du vaccin germano-turco-américain. Sans le secours du virus chinois, et donc fort peu judéo-chrétien, il n’aurait sans doute jamais vu le jour. C’est que j’ai pris l’habitude ces derniers mois de regarder CNEWS à 19h, pour happer quelques bribes des commentaires d’Éric Zemmour sur l’actualité.

Ledit Éric Zemmour, petit homme sec et vif au rire communicatif (le mien me paraît plus bilieux, plus étranglé), est plus qu’un journaliste – un intellectuel. Que cet intellectuel, en ces temps où tant de discours réclament sans s’esclaffer une « démocratie apaisée », car calmée par le « consensus » propre aux raisons raisonnables, ose se déclarer en « guerre idéologique », voilà qui ne saurait déplaire à un universitaire retraité pourtant demeuré marxiste, c’est-à-dire partisan de luttes socio-politiques autres que politiciennes et donc électorales.

Je le déclare sans la moindre pudeur, je partage certaines de ses idées, quand d’autres me révoltent ou me déconcertent ou m’interrogent. C’est ce que je me propose d’expliciter, en commentant quelques-unes de mes impressions d’auditeur-zappeur mollement confiné sur son canapé.

Parler d’impressions, de zapping, c’est exclure tout rattachement de ces quelques lignes aux sciences sociales en constant essor (comme il convient aux disciplines scientifiques). À preuve : nulles notes, références, dates, index, bibliographie. Aux gens du métier – la lexicologie politique ? – de quantifier et corréler. Ici, je voyage dans mes perceptions, entre divan, écran, somnolences, errances.

Sous l’épiderme, l’Histoire

En sautant, doigt diligent et fesses affaissées, d’une chaîne d’information continue à l’autre, une conviction s’impose à moi, et par conséquent à d’autres. Car l’animal politique marche en troupeaux serrés. Insensé, oui, insensé qui croit qu’il n’est pas mû, mou, nous, vous.

Quelle conviction ? Celle-ci : Éric Zemmour domine tous les journalistes, experts, communicants, politiciens, essayistes, opiniologues, rassemblés autour des mêmes sujets sur nos quatre chaînes, pseudo-concurrentes mais en vérité uniformes – la preuve en est qu’on passe de l’une à l’autre sans percevoir la translation.

On peut invoquer son brio oratoire, sa gestuelle, ses mimiques, son engagement d’une rare énergie, qu’une dramaturgie de l’élocution – spontanée ou cultivée – parvient à concilier avec son apparent contraire, la recherche mimée de l’expression et de l’idée exactes. Oser se rectifier en public n’est pas bafouiller, et distingue assez bien, d’emblée, un énarque, un politicien rôdé d’un intellectuel, fût-il médiatique et non orné de diplômes.

Ces rectifications, il les accomplit soit de lui-même, soit sous la pression d’interlocuteurs. Car l’autre raison de son succès se trouve sans guère de doute dans le goût et le besoin du dialogue conçu comme ce qu’il doit être, un débat, un combat. À cet égard, É. Zemmour est davantage le fils des Lumières que du Grand Siècle qu’il proclame, après Voltaire et tant d’hommes de droite postrévolutionnaires, porter au pinacle absolu du « génie français ». 

Car enfin, le duo Rabelais-Montaigne vaut bien le duel Descartes-Pascal, Marivaux  n’a pas à rougir devant Racine, Balzac et Hugo ne paraissent pas effacés par La Princesse de Clèves, pas plus queVoltaire, Diderot, Rousseau par leurs devanciers. On s’étonne d’entendre des balivernes si datées, si usées, dans la bouche d’un esprit aiguisé. Un admirateur droitier du « génie français » (?) n’est plus tenu, en 2020, de piétiner le siècle dit des Lumières sous prétexte qu’il diffuse des idées anglaises, et retourne l’esprit chrétien contre lui-même sans avouer la dette soi-disant imprescriptible que l’ancien étudiant de Sciences po lui agite sous le nez. Au demeurant, c’est l’école républicaine qui a déposé cette hostie réconciliatrice, cuisinée par Voltaire, sur la langue des élèves studieux…

On passerait cependant, selon moi, à côté de l’essentiel en s’en tenant à ces aspects en somme techniques, quoique efficaces. Ce qui le distingue surtout de ses rivaux plus ternes et convenus, même si le style dit l’homme ou le fait, c’est à mon sens son désir d’Histoire.

Vouloir – sur une chaîne télévisée ! – situer les éclaboussures écumantes de l’actualité quotidienne dans le temps, avec un penchant marqué pour la longue durée, peut sembler un projet incongru. Autant demander à des coiffeurs, des maquilleuses et manucures de maîtriser la médecine interne… Comment s’y prendre ?

Voici ce que ma mémoire tremblotante a retenu, voire classé.

1/ Toute civilisation s’adosse à une religion.

2/ Les civilisations sont donc, en leur fond,  irréductibles l’une à l’autre.

3/ La civilisation européenne commence avec le triomphe du christianisme, la France avec la conversion de Clovis.

4/ Ce qui spécifie cette civilisation dans l’histoire mondiale, c’est une séparation inédite entre le temporel et le spirituel : Rendez à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu (Saint-Paul, Ép. aux Rom., 13. Un redoutable ami strasbourgeois me signale que Paul ne formule que la première proposition, comme… Hobbes. On trouve l’injonction complète, ajoute-t-il, chez Mat., 22, 21 ; Luc, 20, 25 ; Marc, 12, 17. Que les béotiens sachent de quoi ils parlent…).

5/ Il en découle que tout le processus de sécularisation-laïcisation attribué aux Lumières, aux sciences, à la Raison, à la République, développe en fait une injonction spécifiquement chrétienne et donc européenne.

6/ La coupure entre l’Ancien Régime et l’après-1789 n’a par conséquent pas lieu d’être exagérée, Tocqueville a entièrement raison. L’accroissement constant de l’État centralisé, de sa bureaucratie, de ses décrets et lois, poursuit sa marche avant et après la Révolution française. Le monarque sacré à Reims, père de ses sujets soumis, se contente de transférer ses prérogatives au nouveau Roi, le Peuple des citoyens-électeurs.

7/ Deux figures constamment invoquées dominent du coup le panthéon zemmourien : Napoléon Ier et de Gaulle. L’un dirige la Grande Armée, l’autre les escadrons de la France libre, ensuite dotés de bombes atomiques. Tous deux réaffirment la grandeur française, réparent l’État, désignent l’ennemi (Carl Schmitt), etc.

8/ La civilisation européenne est aujourd’hui sous le coup d’une menace mortelle, le Grand Remplacement, qui vise au premier chef la France. Il s’agit bel et bien d’une Grande Invasion, à l’évidence musulmane.  Elle vise moins à égorger qu’à installer une communauté séparatiste, car forcément étrangère à nos mœurs et coutumes. L’Islam, religion guerrière, s’assigne un nouvel objet de conquête, la France et l’Europe, qu’il entend conduire par l’immigration légale et clandestine.

9/ À n’en pas douter, les Européens subissent une guerre d’agression de plus en plus intense, que le péril du Grand Réchauffement masque autant qu’il va l’accélérer. Or cette attaque massive, incessante, insidieuse, reçoit l’approbation, la collaboration des élites citadines imbibées à l’alcool frelaté des campus américains.

10/ Imprégnées du modèle US, de l’idéologie juridique droit-de-l’hommiste, de l’idéologie anti-industrielle, de l’idéologie écologiste des centres urbains, de l’idéologie vertueusement transnationale, du mépris des populaces non diplômées, non internationalistes, non branchées, peu informatisées, peu aéroportées, ces élites savourent le rêve d’un monde sans États, sans frontières, sans soldats, sans décisions radicales, bref, sans conflits autres que verbaux, à régler devant des juges armés de normes.

11/ É. Zemmour est convaincu que telles idées éclatent en 1968, deviennent dominantes dans les décennies suivantes, et portent la marque indélébile de la Gauche. Défendre la France et les Français revient dès lors à combattre sans répit l’hégémonie – au sens gramscien – des valeurs de gauche.

12/ Bien entendu, les véritables grandes puissances persistent dans leur logique immémoriale, guidée par l’intérêt national, la force, la ruse. D’où l’horreur de nos belles âmes devant Trump, Poutine, les dirigeants chinois et indiens, adeptes comme il se doit de la ‘’Realpolitik’’.

13/ Seule solution politique, du moins en France : réaliser l’union électorale des forces de la Droite dite classique et de la Droite dite extrême, que rien d’essentiel, à ses yeux, ne sépare en vérité, pour réaffirmer les frontières, bloquer l’immigration, oser nommer l’ennemi et l’attaquer, réindustrialiser, réarmer au lieu d’implorer le bouclier américain. En un mot, agir au lieu de palabrer et déléguer toujours plus à Bruxelles ou Francfort. Car on ne peut s’y tromper : l’Europe Unie n’est en réalité qu’une Europe allemande.

Ces 13 points ne prétendent pas rendre compte de tous les thèmes, seulement de ce qui me reste en tête  après quelques mois d’écoutes irrégulières. On est évidemment tenté d’entamer aussitôt un débat. Mais on se heurte à une difficulté liminaire. Est-il en effet loyal de les discuter à loisir, quand elles sont elles-mêmes soumises à d’impérieuses contraintes de temps ? À quoi je pourrais rétorquer qu’aucun intellectuel français ne dispose de 5 heures hebdomadaires (plus une émission sur Paris Première) pour diffuser ses idées auprès d’un large public. Il suffira de rester sobre.

1/ Personne ne doute de l’influence du, ou plutôt des christianismes, sur l’histoire européenne. Là n’est pas la question, sauf à enfoncer avec fracas, tel Matamore, une porte à deux battants largement ouverte. Il s’agit en l’occurrence de savoir si l’injonction paulinienne ou plutôt évangélique, telle que martelée sur CNEWS entre 19h et 20h, en exprime la spécificité centrale et répond au seul sens qu’É. Zemmour lui attribue avec un zèle missionnaire assez déconcertant.

Qu’exprime cet apparent partage équitable entre Rome et Dieu, où Zemmour décèle, exalte l’origine de nos libertés ? Ici-bas, il revient aux fidèles d’obéir aux pouvoirs civils, quoi qu’ils fassent. C’est un message rassurant envoyé par le véritable fondateur du christianisme aux autorités politiques : Vous n’avez rien à craindre des croyants. Tout chez nous n’est qu’ordre, paix et soumission. Ne confondez pas les Juifs rebelle en attente messianique s et les dociles Chrétiens en attente eschatologique !

Mais ces mêmes pouvoirs civils doivent l’entendre : En échange, pas question d’intervenir dans les croyances et l’organisation ecclésiales. Pourquoi ? Parce qu’elles émanent en direct du Ciel, du seul dieu vrai. Le monothéisme, même aussi fantasque que dans sa version chrétienne, implique un droit de regard du religieux sur le politique, impossible en régime païen.

Qu’est-ce que cela donne une fois le christianisme établi comme religion officielle de l’Empire ? À n’en pas douter, une entreprise de contrôle des pratiques et croyances inconnue du paganisme, voire des deux autres monothéismes. Car la soumission civique s’accompagne d’une obéissance encore plus sacrée, qui s’enchaîne du plus humble fidèle au sommet de l’Église. Le pape obéit à Dieu (avec, en bout de course, l’infaillibilité pontificale), le clergé au pape, le peuple au clergé, les clercs à leurs supérieurs. La divergence théologique se transforme en hérésie, l’hérésie en crime.

La bénédiction zemmourienne de l’Église chrétienne, au travers de l’axiome paulinien sommairement interprété, débouche donc sur cette conclusion paradoxale : la séparation de l’Église et de l’État, la laïcité, la liberté de conscience, la tolérance, les droits de l’homme, autant d’enfants naturels du christianisme bien compris.

Pourquoi serait-ce paradoxal ? Parce que l’Église n’a cessé, depuis son officialisation puis son triomphe au sein de l’Empire gréco-romain finissant, de condamner lesdites valeurs, en pratique et en théorie ! Il suffirait à notre téméraire idéologue d’ouvrir la moindre Encyclopédie catholique de la première moitié du XXe siècle – avant donc Vatican II – pour s’en convaincre. Malgré un anachronisme apparent, il n’est en rien absurde de considérer l’Église chrétienne comme la première et grandiose institution à vocation totalitaire de l’Histoire.

Resterait à expliquer la logique d’une distorsion aussi étrange, d’une apologie aussi bizarre, surtout dans la bouche d’un intellectuel d’origine juive, marié paraît-il à une Juive, observant, dit-on, les fêtes juives. La tâche ne semble pas insurmontable.

Si toute civilisation est d’abord une religion, et toute grande religion une monade, il en découle que les civilisations sont irréductibles, et que l’immigration musulmane menace mortellement l’esprit européen, tel que façonné depuis 1500 ans au moins. Les sceptiques brandissent les statistiques, soit 10% de musulmans en Europe ? Deux réponses leur clouent le bec : 1/ le mutisme ; 2/ les attentats terroristes, produits dits naturels des Quartiers sécessionnistes, les vagues migratoires en cours et à venir. Le choc des civilisations est en réalité une guerre (quasi perdue) pour notre survie, en tant que Français, en tant qu’Européens.

Perdue par la faute de la Gauche hégémonique, des Juges ambitieux, des Américains impérialistes, des Politiciens européistes, des Moralistes universalistes, d’une Droite amorphe, des Pacifistes bêlants, des Féministes hurlantes.

Or, qu’est-ce que l’Histoire démontre ? Que les trois grands monothéismes sont nés en 1500 ans aux franges orientales de l’espace gréco-romain. Par conséquent, le fameux christianisme pseudo-européen est une religion moyen-orientale  importée, immigrée…

 Le Grand Remplacement tant redouté a déjà eu lieu. Historiquement attesté, il consista à remplacer le paganisme – source d’une liberté politique, intellectuelle et morale sans commune mesure avec celle que concéda l’Église – par le(s) christianisme(s).

Au profit donc du monothéisme le moins monothéiste, puisqu’il adore un dieu en trois personnes, sans compter la Vierge sans péché originel, sans pollution sexuelle, et néanmoins mère d’un enfant à la fois divin, humain, messianique, et du coup digne de ressusciter après avoir délivré le genre humain sur une croix de bois romaine dressée en fait par la malignité juive. À quoi les Catholiques ajoutent leurs myriades de saints, au grand dam des Protestants qui crient à l’idolâtrie comme leurs collègues musulmans anti-chiites et anti-marabouts.

Les vengeurs islamistes ne sont pas plus ‘’séparatistes’’ (?) que les intégristes chrétiens ennemis des avortements médicaux et des mariages unijambistes, ou que les assassins vulgaires. Prétendre les rééduquer au lait républicain des cellules risque moult déboires. Comme ces ignorants croient agir au nom de leur religion, mieux vaudrait leur expliquer d’abord la différence entre foi monothéiste et idolâtrie. Et donc la gravité extrême de leur péché aux yeux farouches de Dieu. À plaie religieuse, baume théologique.

Il faut l’avouer, le Grand Gémissement hebdomadaire ne manque pas de cocasserie hélas involontaire. Reconnaissons pourtant qu’on nous demande peu pour le transformer en joie pure, en hosannah, en actions de grâce. Il suffirait en effet de supprimer le droit du sol, des aides sociales criminellement excessives, le regroupement familial obligatoire, le droit d’asile à tout va, les rassemblements en immeubles ethniques à guetteurs appointés, l’enseignant laxiste et l’imam belliqueux.  Et les filières clandestines où passent, sous notre distraite barbe douanière et policière, hommes, femmes, enfants, épouses polygames, armes, drogues.

Sous le ciel, l’État

L’Europe ne serait donc pas la fille de deux pères, Zeus/Jupiter et le Christ, l’hôte de deux sommets, l’Olympe et le monticule du Calvaire. En face de cette conclusion, É. Zemmour se récrierait : ‘’Je ne manque jamais, aussitôt que j’évoque le christianisme, de mentionner l’apport gréco-romain’’. On doit l’accorder, puisque c’est exact.

Mais cet ajout a tout d’une précaution oratoire, car je ne l’ai jamais entendu lui donner le moindre contenu concret, à l’inverse de la formule paulinienne, commentée avec l’emphase qu’on a vue. Il ne serait pourtant pas inutile, pour l’instruction des centaines de milliers de spectateurs quotidiens, d’illustrer quelque peu notre dette envers l’Antiquité d’avant Jésus et saint Paul.

Car enfin, la civilisation européenne est pour le moins aussi païenne que chrétienne. Tous ceux qui réclament, la larme sous l’œil et le sanglot en fond de gorge, l’inscription constitutionnelle de ses « racines judéo-chrétiennes », se moquent du monde ou jouent aux fins plaisantins d’après-boire.

Que doit-on aux Grecs et Romains résolument damnés, brûlés, torturés à jamais en Enfer, si l’aimable théologie dit vrai ? 1/ La langue en traduction latine autorisée des textes sacrés, des prières et des clercs ; 2/ la philosophie grecque, qui organise la construction théologique, discipline reine des universités médiévales et postmédiévales, attachée sur sa croix : concilier raison et foi ; 3/ le corpus juridique romain, excusons-nous du peu ; 4/ la philosophie politique ; 5/ des modèles artistiques, qu’ils soient littéraires, architecturaux, sculpturaux ; 6/ des vertus morales d’une impressionnante variété et grandeur, toutes étrangères au canon chrétien. (Il n’est pas exclu que cette autre séparation ait joué un rôle aussi majeur que celle pointée sans répit par Zemmour entre le ciel et la terre).

Il est donc impossible d’invoquer nos « racines judéo-chrétiennes » sans parler d’abord de notre enracinement païen. La chronologie l’exige, la logique aussi. Qui y manque viole l’Histoire, ampute d’une bonne moitié le corps de la ‘’civilisation européenne’’. À quoi sert d’appeler à la « guerre », au « choc des civilisations », si l’on ne sait pas ce que l’on défend, ou qu’on le feint – par crainte de ne pas assez noircir l’ennemi ? Le Boche, en 1914, combattait la démocratie ; en 2020, le Musulman égorge la République, la France, l’Europe. La guerre moderne requiert la propagande.

Car, dans ce survol à très haute distance qui se cale sur les contraintes de l’exercice télévisé où brille notre commentateur de l’actualité, les redoutables Arabes nous ont aidés. Qu’ils aient été les intercesseurs exclusifs de la philosophie aristotélicienne, comme on l’a longtemps affirmé, ou que ces transcriptions soient aussi issues d’un travail indigène, peu importe ici. Sauf erreur de ma part, la civilisation musulmane a puisé aux mêmes sources, judéo-chrétiennes – le Coran en fait foi – et antiques. Dans cette perspective, l’éradication par la Reine Très-Catholique  de l’enclave arabo-juive au sud de l’Espagne apparaît rétrospectivement comme un vrai désastre historique. Force est d’admettre qu’il repose sur deux épaules unies dans le même effort, étatique et religieux, national et ecclésial.

Dès lors, affirmer péremptoirement que les religions judéo-chrétienne et musulmane engendrent forcément deux civilisations inconciliables, et donc destinées à rester à jamais dans leurs frontières, semble une assertion assez fragile. Faut-il rappeler qu’en France et en Allemagne, au tournant du XIXe et XXe siècle, on déclarait inassimilables les pouilleux Juifs ashkénazes venus de l’Est en hordes massives ? Avec les mêmes arguments pseudo factuels : dénuement ; inculture ; ghettoïsation ; dialecte natif ; vêtements et alimentation peu autochtones ; démographie galopante ; concurrence déloyale ; corruption mortifère de l’esprit national,  etc.

On nous explique maintenant, non moins doctement, qu’on ne saurait confondre Juifs et Musulmans. Certes, déclare É. Zemmour, il ne s’agit pas de nier que certains Musulmans s’assimilent, percent dans diverses branches estimables. Mais comment confondre la promotion individuelle, dit-il, avec l’intégration de masse ? Et de citer, seul on s’en doute parmi ses confrères, le barbu collaborateur de Marx, par ailleurs patron d’usine anglaise : Au-dessus d’un certain seuil, la quantité se mue en qualité. Comment veut-on que je boude un homme capable de me rappeler, en plein XXIe siècle, le vieux Friedrich, en sa Dialectique de la nature inoubliablement mélangée à mon biberon, impasse  Compans, 75019 Paris ?

Si donc même les habitants juifs ou judaïsés des plaines slaves, endurcis dans leurs préjugés par les pogroms judéo-chrétiens, parviennent à s’établir psychanalystes lacaniens en Argentine ; si les païens du Moyen-Orient sont devenus citoyens romains, il est vrai assez tard, puis chrétiens byzantins, puis musulmans sunnites ou chiites, voire derviches tournants dans l’empire ottoman, avant de découvrir les frissons nationaux ; s’il existe en Europe, du côté des Balkans, deux ou trois petites nations islamiques ; si la minuscule Turquie, qui, dit-on, se rêve héritière du Sultan, frappe à la porte  et participe à l’OTAN – pourquoi faudrait-il désespérer de la plasticité humaine nécessairement prévue dans le plan divin ?

Or la plupart des paysans de Sion ont connu des métamorphoses encore plus merveilleuses après la destruction avérée du Temple et l’exode moins certain en paquebots géants aussitôt  affrétés par la Banque juive alors florissante (fin 70-automne 71 après J.-C., en tout cas avant Hanouka’71 dans le bizarre agenda goy). 1/ Enfants penchés de Moïse, par habitude ; 2/ puis fils à genoux du divin Fils, par consanguinité galiléenne ; 3/ puis disciples allongés de Mahomet, par calcul mental bien conduit ; 4/ puis peuple exproprié manu militari par une seconde Reconquista inversée, mais non moins forcée ; 5/ puis bénéficiaires de charités internationales pour ne pas importuner leurs ancêtres revenus le glaive au poing, et le Talmud ethnico-démocratique en poche. C’est que la sensible Communauté internationale voudrait leur éviter les tracas d’une sixième transformation, qui ferait d’un peuple spolié, offensé, étranglé, une Nation parmi les Nations. On comprend sans peine ce souci. Il faudrait alors assurer aussi la ‘’sécurité’’ de l’État de Palestine. Or deux sécurités au lieu d’une, c’est le double du gérable, comme les pragmatiques USA ont fini par l’admettre.

Difficile de rêver plus parfaites mutations, et de ne pas y reconnaître l’infaillible main du Dieu jaloux au travers des nuées que l’histoire accumule sur nos têtes (pensives). Qui aime bien sait mesurer le châtiment. J’aimerais quant à moi savoir ce qu’en pense É. Zemmour, faute de l’avoir écouté sur le sujet. Trouverait-il mon propos sur les Palestiniens péniblement humanitariste, voire gauchiste ? M’inviterait-il à relire Machiavel, à méditer sur le fatal tragique de l’Histoire ?

En attendant de capter une réponse, ce qui me frappe surtout dans ses recours historiques, c’est l’écrasante primauté des invariants (le génie français, le christianisme, l’Islam, la civilisation européenne, le Musulman de fraîche ou longue date…). Parmi ceux-ci, au premier rang, figure l’État.

J’en tombe d‘accord avec lui : Pas de Nation sans État, rêvé (les Kurdes) ou construit par le fer et le feu (Allemagne, Israël, Algérie). On s’en doute, Zemmour a beau citer Engels, il n’éprouve pas l’inconfort des marxistes devant l’institution étatique. Ce qui le mine, c’est tous les liens qui entravent en Europe la marche de ce géant désormais exsangue. L’universalisme gémissant méprise l’intérêt national ; le juge évince l’homme d’État ; le migrant vaut le citoyen et émeut davantage ; la visée européiste déclasse l’unité patriotique, etc.

De ce réquisitoire quotidien, je retiens quelques idées à mon sens incontestables. 1/ La Nation européenne tient de la chimère, faute de langue et d’histoire communes, d’économie unifiée, de culture partagée, d’État central élu, etc. Qu’on y communique par l’anglo-américain basique, parlé qu’à Malte et Gibraltar, qu’on s’y ‘’défende’’ sous la direction obligée d’un général en chef étranger, suffit à en révéler l’absurdité, ou plutôt la vassalité foncière, inscrite dans son acte de naissance, dans ses gènes.

2/ Son centre hégémonique, et voulu tel par Washington dès l’après-guerre – l’Allemagne au lieu de la France -, se sert du paravent européen au gré de ses intérêts économiques, levier de sa puissance. Le libre-échange à concurrence non faussée et la monnaie commune pérennisent son précieux avantage.

3/ La Commission de Bruxelles, l’OTAN, l’euro, la Banque centrale, le Parlement croupion, la supériorité des lois fédérales, vident la souveraineté nationale, et donc la démocratie effective, de toute latitude réelle.

4/ Le viol à ciel ouvert du référendum français de 2005 vaut symbole. A ceux qui font mine d’en douter, on rappellera son homologue anglais : aussitôt le Brexit voté, on a vu nos européistes outrés réclamer un… vote-bis, comme auparavant aux Pays-Bas. Motif délectable : les vainqueurs avaient osé travestir la vérité, et cela dans des élections publiques à portée internationale.

Du jamais vu, criaient-ils. Un scandale antidémocratique ! Une hérésie morale inouïe ! Du ‘’populisme’’ sorti sanguinolent du ventre immonde… La science politique nous avait pourtant avertis : Ne jamais demander au peuple son avis direct sur des questions importantes, par définition trop complexes. Son esprit simple, pour ne pas dire primaire, tout d’affects impulsifs, le fait répondre à côté de la question au mépris des évidences rationnelles, celles qui guident les couches éclairées par les journaux sérieux.

Tout cela, à première vue bizarre, est au fond très logique.  L’État à double étage (national-électif et transnational-nommé) appelle des votes à deux entrées quand l’égarement  du premier genre l’emporte sur les connaissances du second, à coups de mensonges éhontés par nature illégitimes, mais corrigibles au tableau noir. Il suffit d’y effacer la réponse inexacte, incapable d’exprimer la vraie volonté générale, celle qui rassérène le palier supérieur.

Si les candidats électeurs échouent à l’examen, n’est-il pas  légitime de leur accorder une session de rattrapage ? Va-t-on priver les sans-dents d’une Angleterre périphérique et assistée de ce droit scolaire élémentaire ?

À défaut de faire du style racinien et des monuments symétriques l’archétype du ‘’génie français’’, je reste un rousseauiste indécrottable : la démocratie se dilue dans de trop vastes ensembles hétéroclites ; elle demande un cadre national, une langue, des habitus, bref, un nid patriotique.

Je tire donc l’argumentaire zemmourien davantage vers une finalité démocratique qu’étatique. C’est pourquoi, loin d’exalter comme lui la Ve République, de réclamer un retour à son usage gaullien, je souscris des deux mains à une VIe République, comme à la liberté de construire de tout autres institutions européennes, réduites au minimum.

Il ne me semble pas non plus que l’État contemporain ait perdu ses capacités répressives, comme il le proclame en compagnie des droites unies et d’une certaine gauche indéfectiblement fidèle aux Moch et Mollet de ma jeunesse, ces sucrés successeurs de Thiers. S’il m’est permis de finir sur une prophétie extralucide , le brave flic partout menacé, le brave gendarme rural angoissé, le brave CRS toujours agressé, le soldat entièrement professionnalisé, le gardien de prison surpeuplée, le retors informaticien espion, le délateur zélé et le suspicieux douanier ont encore un fort brillant avenir. Le chômeur aussi. Le millionnaire sous-fiscalisé tout autant.

Que le plus puissant intellectuel de France se rassure ! Tout n’est pas perdu. Nous n’en sommes qu’à l’aurore de l’État tentaculaire. Faute d’agresser ses voisins, il lui reste ses citoyens.

Jean Goldzink (20-27 déc. 2020)

Fiche biographique

Nom d’état-civil : GOLDZIUK, Jean René.

Nom professionnel : GOLDZINK, Jean (transcription fautive, au lycée, du u en n)

le 03/07/1937 à Paris, Xe.

Mère : WUNDHEILER, Hannah (Juive polonaise de langue allemande, née en 1911, émigrée de Berlin à Paris en 1933. Décédée en 1998). Son trouble bipolaire se fixait étrangement autour de papiers d’identité à ses yeux paniqués jamais en règle.

Père : GOLDZIUK, Samuel (Juif polonais né en 1905, exclu de l’université de Cracovie, section Mathématiques, pour activités subversives exagérément marxistes. Il me fit l’honneur de me reconnaître 3 mois plus tard. Révolutionnaire professionnel, il organisa les premiers groupes clandestins juifs après l’interdiction du PCF suite au pacte germano-soviétique ; dirigeant politique, sous Vichy, de la MOI – Main d’Œuvre Immigrée – , zone sud ; rentré en Pologne en 1948 sous le nom imposé de KOWALSKI, Edward = Dupont, Durand ; surnom : Tcharny = le Noir. Décédé à Varsovie en 1991).

J. Goldzink fut caché pendant la guerre à Paris puis Montaigu (commune de Coutevroult), fit ses études secondaires au lycée Voltaire, prépara à Henri IV le concours de l’ENS de Saint-Cloud, où il entra en 1957 comme historien. Après la licence et l’année (passée à Berlin) des mémoires de recherche (histoire allemande contemporaine et médiévale), il obtint en 1963 l’agrégation de Lettres Modernes. Après 4 ans dans un établissement grenoblois, il devint agrégé-répétiteur à l’ENS de Saint-Cloud en 1967, puis Maître de Conférences. Retraité à partir de 2002. A publié des ouvrages et articles sur la littérature française du XVIIIe siècle, mais omis de rédiger sa thèse sur l’abbé Mably, puis oublié de candidater à un poste de professeur des universités. Père de deux enfants, remarié en 2019 avec une professeure de médecine, après 25 ans de concubinage. Adhérent du PCF entre 1956 et 1980. N’a voté ni pour F. Mitterrand ni pour F. Hollande ni pour E. Macron. Pas d’activités ni d’accointances terroristes repérées jusqu’ici par la police métropolitaine.

Il convient d’ajouter que ledit GOLDZIUK, Jean, alias GOLDZINK, voulut intégrer un lycée de l’Armée durant son service militaire (1964). Mais comme le dossier policier de son père naturel, GOLDZIUK, Samuel, alias KOWALSKI, Edward, alias Tcharny, révélait clairement que sa médaille de la Résistance récompensait moins une disposition patriotique qu’internationaliste-communiste, on dut lui refuser ce poste sensible, ainsi qu’une place dans un bureau d’intendance, où il aurait pu accéder au grade de caporal. Il fut donc versé au 42e régiment d’infanterie de Marine. Cette décision pourtant normale suscita chez l’impétrant des troubles psychologiques jugés assez graves pour entraîner sa mise à l’écart des forces armées. On peut supposer que la fin de la guerre d’Algérie facilita cette mesure, qui, prise à temps, n’entraîna aucune pension d’invalidité. Certains insinuent qu’il aurait lui-même, par dépit, provoqué lesdits troubles en se bourrant la nuit, à un degré excessif, de pages entières, assez complexes, de La Recherche du temps perdu (roman de Proust, Marcel, romancier bourgeois, voire  mondain du XXe siècle).

Le passage de mon livre cité par Claude Angeli dans le Canard enchainé

ON LE SAIT : LA DEPORTATION MENE A LA MORT

Le Consistoire central monte également en première ligne. Jacques Helbronner a dépêché maître Robert Kiefe, son secrétaire personnel, à Vichy pour rencontrer Jean Jardin, le directeur de cabinet de Laval. Il lui remet un dossier complet sur les déportations et la manière dont elles se déroulent, évoque leur destination finale – l’extermination. Son interlocuteur se dit « atterré », affirme que ni lui ni Laval n’ont connaissance de ces faits. Jardin reconnaît que, « pour éviter des mesures allemandes contre les Israélites français en zone non occupée, le gouvernement a consenti à livrer les étrangers ». Kiefe lui répond : « Dans quelques semaines, les Allemands exigeront de nouvelles mesures contre les Juifs français. Vous ne pouvez d’aucune manière leur faire confiance. »
Le 23 août 1942 , la section permanente du Consistoire se réunit pour examiner un texte rédigé par Kiefe, et destiné à alerter les responsables politiques et religieux. En l’absence d’Helbronner, porté manquant depuis le début du mois « en raison de son état de santé », la séance est présidée par Adolphe Caen, assisté d’Isaïe Schwartz, le grand rabbin de France. Le grand rabbin Jacob Kaplan est également présent. Tous approuvent le contenu du texte, et ensemble ils décident de le diffuser aux membres du Consistoire, aux présidents des communautés et aux rabbins, mais aussi au Maréchal, au nonce apostolique, au pasteur Boegner, au président de la Croix-Rouge, aux évêques et archevêques, aux ministres, aux préfets et à certains journalistes…
Une délégation du Consistoire remet la missive au secrétariat de Laval.
On lit :
« Le Consistoire central des Israélites de France, conscient du devoir de solidarité religieuse qui lui incombe, exprime au chef du gouvernement l’indignation que lui inspire la décision prise par le gouvernement français de livrer au gouvernement allemand des milliers d’étrangers de diverses nationalités mais tous de religion israélite, résidant en zone non occupée et qui s’étaient réfugiés en France avant la guerre pour fuir les persécutions dont ils étaient victimes. […]
Le Consistoire central ne peut avoir aucun doute sur le sort final qui attend les déportés après qu’ils auront subit un affreux martyre. Le chancelier du Reich n’a-t-il pas déclaré dans son message du 24 février 1942 : “Ma prophétie suivant laquelle au cours de cette guerre ce ne sera pas l’humanité aryenne qui sera anéanti, mais les Juifs qui seront exterminés, s’accomplira quoi que nous apporte la bataille, et qu’elle qu’en soit la durée. Tel sera son résultat final.” Ce programme d’extermination a été méthodiquement appliqué en Allemagne et dans les pays occupés par elle, puisqu’il a été établi par des informations précises que plusieurs centaines de milliers d’Israélites ont été massacrés en Europe orientale, ou y sont morts, après d’atroces souffrances à la suite des mauvais traitements subis. Enfin, le fait que les personnes livrées par le gouvernement français ont été rassemblées sans aucune discrimination à leur aptitude physique et que parmi elles figurent des malades, des vieillards, des femmes enceintes, des enfants, confirme que ce n’est pas en vue d’utiliser les déportés comme main-d’œuvre, mais dans l’intention bien arrêtée de les exterminer impitoyablement et méthodiquement.
[…] Les malheureux déportés ont été traités de la façon la plus inhumaine, dès leur embarquement en zone non occupée ; ils ont été entassés dans des wagons à bestiaux, hommes, femmes, enfants, vieillards, malades, tous mêlés sans vivres, sans que les précautions d’hygiène les plus élémentaires aient été respectées […]. Le Consistoire demande, pour le cas où il ne serait pas possible d’obtenir la révocation de l’ensemble de ces mesures […], d’en exclure tous les anciens combattants et volontaires étrangers, les enfants de moins de 16 ans isolés, et en tout cas les jeunes filles pour qui ces déportations risquent d’avoir les conséquences les plus révoltantes. Demande également de décider que les parents d’enfants de moins de 3 ans ne soient pas déportés, ainsi que toutes les femmes enceintes .
»
Le Consistoire n’obtiendra pas de réponse à sa lettre. Mais il est clair que les responsables politiques à Vichy et les chefs militaires français ne pouvaient pas ne pas avoir connaissance des massacres commis dans les abattoirs humains à l’est de l’Europe. Il serait absurde d’imaginer qu’ils n’usaient pas des services d’écoute des radios étrangères, qu’ils ne disposaient pas de services d’informations civil ou militaire, présentant régulièrement aux dirigeants – à Pétain, Laval, Darlan et à d’autres – des rapports sur ce qui était publié en Angleterre, en Suisse, diffusés par les médias, la BBC ou Radio Moscou.
Le Consistoire, lui, s’était fondé sur des informations publiées à Londres le 25 juin 1942. The Telegraph avait révélé l’étendue des massacres commis par les Allemands en Pologne. Le 1er juillet, de 21 h 30 à 22 heures, dans l’émission de la BBC intitulée Les Français parlent aux Français, Jean Marin et Jean-Louis Crémieux-Brilhac avaient diffusé ces informations :
« Dans une note officielle, le gouvernement polonais a fait connaître que : “700 000 hommes, femmes et enfants ont été mis à mort, par des hommes qui avaient froidement décidés ces exécutions massives.” Pourquoi ? La note polonaise raconte comment se font les massacres des populations condamnées, les détails sont terribles, n’en citons qu’un : Les Allemands utilisent des chambres à gaz qu’on appelle même en Allemagne les chambres d’Hitler, montées sur roues. Les condamnés d’un village, d’une ville sont séparés par groupes de 80 à 90 et chaque groupe, à son tour, est enfourné dans la chambre roulante. […]. Voilà une image de l’Ordre nouveau qu’on voudrait imposer à l’Europe. Voilà aujourd’hui, la France en est au même point et nous voyons qu’en zone occupée, le Parti populaire français de Doriot imite le national-socialisme de la première heure et enjoint aux patrons d’hôtels et de cafés d’interdire l’accès de leurs établissements aux Juifs, porteurs ou non de l’étoile jaune. N’oubliez pas que c’est peu à peu qu’on essaie d’habituer un peuple à considérer une partie de la population comme sacrifiée d’avance, les étapes sont ensuite vite franchies. »

Les Juifs de France entre République et sionisme. La Critique de Libé

Les juifs, le sionisme, la République
Par Laurent Joffrin — 11 février 2020 à 17:36
Illustration Libération
Charles Enderlin, correspondant de France 2 à Jérusalem durant plus de trente ans, retrace l’histoire des juifs de France, du franco-judaïsme dominant sous la IIIe République au virage franco-sioniste d’aujourd’hui.

Les juifs, le sionisme, la République

Charles Enderlin est un juif de gauche – il en reste. Après le mouvement de 1968, séduit par les idéaux du sionisme socialiste, il émigre en Israël pour travailler dans un kibboutz. Il prend la nationalité israélienne, puis devient journaliste, pour tenir pendant plus de trente ans la correspondance de France 2 en Israël. A la différence de tant d’anciens de 68, il a gardé les idées de sa jeunesse. Auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de la région, il est revenu en France sur le tard, pour constater que les Français juifs, de toute évidence, sont nombreux à avoir suivi un itinéraire politique différent du sien, en tout cas ceux qui se sentent représentés par les institutions officielles de «la communauté», le Crif ou le Consistoire. Pour retracer cette évolution et la comprendre, il livre une histoire érudite et engagée des juifs de France (selon son expression), «entre République et sionisme».

Cette évolution, Enderlin la résume en deux formules : les Français juifs sont passés, au fil des événements tragiques qui ont rythmé leur histoire, du «franco-judaïsme» au «franco-sionisme». Enderlin rappelle d’abord le lien intime qui a réuni tant de juifs français à la République, en qui ils voyaient à la fois un idéal et une protection. Son admiration peu dissimulée va d’abord à ces personnalités françaises éminentes que furent Crémieux, Naquet, Netter, et bien d’autres, qui ont contribué au premier rang, avec Gambetta, Clemenceau, Ferry, à l’établissement du régime républicain. En 1870, Crémieux est de ceux qui proclament la République à la chute de Napoléon III et il est le promoteur d’un décret historique, celui qui confère la nationalité française aux juifs d’Algérie. Puis arrive l’épreuve dramatique de l’affaire Dreyfus, qui défie l’attachement immémorial des juifs français au vieux pays. Theodor Herzl, dit-on, en tira l’idée que les juifs, attaqués même dans ce pays qui les avait émancipés à la Révolution et où ils semblaient exempts, sous la République, des antiques discriminations, ne seraient jamais en sécurité s’ils ne disposaient d’un Etat qui leur soit propre. Même si Herzl, journaliste autrichien, était surtout épouvanté par la résurgence des pogroms dans l’Est de l’Europe, c’est ainsi que naît le mouvement sioniste.

Après une féroce bataille où les Drumont, Guérin et consorts se déchaînent contre les juifs, la République l’emporte in fine, sous l’impulsion des Picquart, Zola, Clemenceau, Jaurès ou Bernard Lazare. Ainsi, malgré les attaques, la communauté juive reste profondément attachée à son pays, patriote à l’égale des autres Français, comme en témoigne son comportement pendant la Grande Guerre, où Enderlin rappelle que les pertes humaines subies par les Français juifs sont égales en proportion à celles qu’endura le reste de la population française.

Cela ne prévient en rien la terrible montée de l’antisémitisme dans les années 30, qui culmine avec les crimes de Vichy, les mesures de relégation et de confiscation, l’imposition de l’étoile jaune, puis l’enfermement, la déportation et l’assassinat dans les camps nazis de plus de 75 000 juifs étrangers et français. Pourtant, après la guerre, l’identification juive à la République reste intacte, doublée d’un lien particulier avec la gauche, et les départs vers Israël restent en nombre très limité.

Vient le temps des ruptures. L’arrivée massive des juifs d’Algérie, chassés avec les autres «pieds-noirs» par l’indépendance modifie la démographie de la communauté. La guerre des Six Jours engendre un second choc. Les Français juifs ont tremblé pour Israël, puis communié à la victoire éclair du jeune Etat sur les armées arabes coalisées. Raymond Aron lui-même, froid commentateur, sent renaître son identité particulière dans la République et réagit avec virulence à l’admonestation du général de Gaulle qui parle du peuple juif «sûr de lui et dominateur». La guerre du Kippour, plus incertaine et meurtrière, redouble la solidarité avec Israël, tandis que la «politique arabe» de la France heurte une partie de la communauté. Les attentats palestiniens visant des civils juifs dans le monde attisent l’inquiétude.

Après l’échec des tentatives de compromis avec Arafat et l’OLP, l’assassinat de Rabin, les attentats-suicides en Israël, les espoirs de la gauche sont ébranlés, pendant que les instances communautaires se rallient de plus en plus à la politique de la droite israélienne. Le tournant une fois pris, cette identification non seulement à Israël, mais aussi à la politique de gouvernements de plus en plus à droite, s’accentue au fil des années, si bien qu’au grand dam d’Enderlin, ni le Crif ni le Consistoire n’émettent plus de réserves devant la politique annexionniste du Likoud et de ses alliés religieux. «Jews turn right», disent les Anglo-Saxons. Nous y sommes, même si les organisations communautaires ne reflètent pas forcément les sentiments de l’ensemble de la communauté. Entre judaïsme identitaire et principes universalistes ou républicains, Enderlin a fait son choix, fidèle au rêve sioniste d’origine, en France comme en Israël, ce qui lui vaut les foudres de la droite israélienne.

En revanche, il manque sans doute une explication à cette fresque minutieuse. Pourquoi la gauche juive a-t-elle échoué ? Pourquoi, en Israël et en France, est-ce la droite qui domine désormais ? Evolution endogène, montée des nationalismes partout dans le monde, repli religieux ? Certes. Mais comment ne pas voir aussi, au cours des dernières décennies, l’action meurtrière des mouvements islamistes dans le monde, le Hamas compris, proclamant leur haine des juifs, leur volonté de détruire l’Etat d’Israël, leur détermination à attaquer par le terrorisme à la fois Israël et les juifs d’Europe. Partisane d’un accord avec les Etats arabes et les Palestiniens, la gauche fut régulièrement entravée, contredite, désavouée aux yeux d’une partie de l’opinion, par l’extrême violence des factions islamistes acharnées à ruiner toute possibilité d’accord, renforçant par là même les partis les plus hostiles à toute paix de compromis, à tout Etat palestinien. Les extrêmes se renforcent mutuellement. C’est un autre ressort de l’histoire.
Laurent Joffrin

Charles Enderlin

Les Juifs de France. Entre République et sionisme Seuil, 448 pp., 22,50 €.